9
Au plus mal

 

 

Robillard se gratta le menton quand il vit Wulfgar et Morik approcher du Coutelas. Deudermont était toujours à l’intérieur de la taverne, ce qui ne réjouissait guère le magicien voyant, étant donné l’activité qu’il avait remarquée à l’extérieur, juste devant la porte d’entrée de l’établissement. Un personnage plutôt louche en était sorti le temps de donner quelques pièces à un gamin des rues, dont le magicien saisissait parfaitement le rôle. L’inconnu à l’allure inquiétante, un homme qui sortait véritablement de l’ordinaire, s’était ensuite éloigné de l’auberge pour se fondre dans les ombres.

Wulfgar était accompagné d’un homme pas très grand au teint basané. Robillard ne fut pas surpris de voir le gamin jeter un coup d’œil à l’endroit, depuis une rue adjacente, attendant sans aucun doute le moment propice pour regagner sa place et reprendre ses affaires.

Le magicien devina la vérité après avoir associé ces faits et les avoir complétés d’une bonne dose de suspicion tout à fait justifiée. Il se tourna alors vers la porte de sa cabine, qu’il ouvrit d’un courant d’air provoqué par un sort basique.

— Micanty ! appela-t-il, d’une voix amplifiée par un autre sort. Prends deux hommes avec toi et va chercher la garde de la ville. Dis-leur de se rendre en urgence au Coutelas, rue Demi-Lune.

Avec un grognement, le magicien inversa son premier sort et fit claquer la porte, puis il se replongea intensément dans les images diffusées par la boule de cristal, concentré sur la porte d’entrée du Coutelas. Il poussa sa vision jusqu’à l’intérieur et aperçut Deudermont, tranquillement appuyé contre le bar.

Quelques instants s’écoulèrent sans que rien de notable se produise et Robillard reporta son attention sur l’extérieur. Il remarqua alors que Wulfgar et son compagnon s’étaient tapis dans les ombres, comme s’ils attendaient quelque chose.

Au moment où l’œil à l’affût de Robillard revint vers la porte, il vit le capitaine se diriger vers la sortie.

— Vite, Micanty, articula-t-il sans un bruit.

Il se doutait cependant que les soldats de la ville, bien que parfaitement entraînés, n’arriveraient probablement pas à temps et qu’il lui faudrait agir de son côté ; il songea aussitôt à un portail dimensionnel à l’autre bout des quais et à un deuxième dans la ruelle qui longeait Le Coutelas. Un dernier regard à sa boule de cristal lui indiqua que Deudermont était sorti et que Wulfgar et l’autre homme se dirigeaient vers lui. Robillard délaissa sa connexion mentale avec la boule et fit apparaître la première ouverture dimensionnelle.

 

* * *

 

Le Requin et Tia-nicknick toujours dissimulés dans l’ombre, sur le toit, le pirate tatoué porta sa sarbacane aux lèvres à la seconde où Deudermont sortit de la taverne.

— Pas encore, lui intima son compère, qui agrippa l’arme pour l’abaisser. Laisse-le parler à Wulfgar et Morik. Il s’approchera ainsi de ma pierre, qui bloquera ses éventuelles protections magiques. Il faut aussi que des témoins les voient ensemble avant et au moment où Deudermont tombera raide mort.

Et le misérable de se pourlécher d’avance les lèvres et conclure :

— À eux les accusations, à nous l’argent.

 

* * *

 

— Wulfgar, dit le capitaine Deudermont en guise de salut, quand le barbare et son acolyte surgirent des ombres et approchèrent. Mes hommes m’ont dit que tu étais venu à l’Esprit follet de la mer.

— Ce n’était pas volontaire, marmonna Wulfgar, ce qui lui valut un coup de coude de la part de Morik.

— Tu disais que tu voulais récupérer ton marteau de guerre, lui rappela ce dernier.

À vrai dire, le petit voleur songeait surtout que le moment était idéal pour en apprendre davantage sur Deudermont, ses protections et, plus important, ses faiblesses. Le gamin des rues les avait trouvés sur les quais et leur avait donné le sachet et son curieux contenu, tout en leur expliquant que le capitaine Deudermont souhaitait les rencontrer devant Le Coutelas, rue Demi-Lune. Morik avait alors de nouveau évoqué ce que pouvait leur rapporter une telle entrevue mais s’était tu quand son ami lui avait jeté un regard agressif. Si Wulfgar ne tenait pas à participer à l’assassinat de Deudermont, Morik comptait bien trouver un moyen d’agir seul. Il n’avait rien contre le capitaine, bien entendu, et n’était en temps normal pas un meurtrier, mais la récompense était trop importante pour être écartée. Tant pis pour Wulfgar, Morik comptait bien vivre dans le luxe, dans les meilleures chambres et profiter de la meilleure nourriture, des meilleures boissons et des meilleures filles de joie.

Wulfgar hocha la tête et s’approcha de Deudermont, dont il ne saisit pourtant pas la main tendue.

— Que savez-vous ? demanda-t-il.

— Seulement que tu es venu sur le quai et que tu as levé la tête vers Waillan Micanty, répondit Deudermont. J’ai supposé que tu voulais me parler.

— Je n’attends rien d’autre de vous que des informations à propos de Crocs de l’égide, dit le barbare avec aigreur.

— Ton marteau ? s’étonna le chasseur de pirates, qui observa Wulfgar, comme s’il n’avait jusqu’alors pas remarqué que celui-ci ne portait pas son arme.

— Le gamin a dit que vous déteniez des informations, précisa Morik.

— Quel gamin ? demanda Deudermont, qui ne comprenait pas.

— Celui qui m’a donné ceci, répondit le voleur en montrant le sachet.

Deudermont fit un geste pour s’en emparer mais s’interrompit quand il vit Robillard surgir d’une ruelle.

— Arrêtez ! cria le magicien.

Deudermont sentit alors une violente piqûre sur le côté du cou. Il leva d’instinct la main mais ses jambes fléchirent ; il fut englouti dans les ténèbres avant que ses doigts se referment sur la griffe de chat. Wulfgar se précipita pour le rattraper.

Robillard poussa un hurlement et, brandissant une baguette, agressa avec sa magie l’immense barbare. Celui-ci fut ainsi frappé en pleine poitrine par une boulette de matière visqueuse et collante, qui le propulsa dos contre Le Coutelas et le bloqua contre la paroi. Morik, quant à lui, fit demi-tour et prit la fuite en courant.

— Capitaine ! Capitaine ! cria Robillard, qui lâcha une autre boulette en direction de Morik.

Le voleur se montra toutefois suffisamment vif et parvint à éviter ce tir et à plonger dans une autre ruelle. Il fut presque immédiatement contraint de revenir sur ses pas ; deux gardes de la cité venaient de se présenter à l’autre extrémité de l’allée, équipés de torches embrasées et d’épées étincelantes. Il conserva cependant assez de présence d’esprit pour se débarrasser du sachet, qu’il jeta dans un carton, en bordure de la ruelle, avant de s’enfuir.

La rue Demi-Lune fut alors la proie d’une vive agitation, soldats et marins de l’Esprit follet de la mer surgissant de tous côtés.

Coincé contre le mur du Coutelas, Wulfgar luttait de toutes ses forces pour respirer, tandis que dans ses pensées tourbillonnait le gris des Abysses, le démon Errtu l’ayant autrefois immobilisé avec ce genre de magie et laissé sans défense face à ses serviteurs diaboliques. Cette vision fit monter de la rage en lui, rage qui lui procura de la force. Fou furieux, la barbare reprit son équilibre et tira violemment, jusqu’à arracher des planches du bâtiment.

Hurlant de frustration et de peur alors qu’il était agenouillé auprès de Deudermont, qui respirait à peine, Robillard lança une nouvelle boulette sur Wulfgar, qui fut de nouveau collé à la paroi.

— Ils l’ont tué ! cria-t-il à l’adresse des soldats. Attrapez l’autre rat !

 

* * *

 

— On part, décréta Tia-nicknick dès que Deudermont s’affaissa.

— Tire encore dessus ! lui demanda le Requin.

— Une fois assez, on part, dit le pirate tatoué après avoir secoué la tête.

Alors que les deux truands quittaient leur cachette, les gardes déferlèrent dans la rue Demi-Lune et dans toutes les autres rues du quartier. Le Requin guida son ami dans l’obscurité et ils entrèrent par une lucarne dans un bâtiment, où ils dissimulèrent la sarbacane et le poison, après quoi ils ressortirent, par une autre petite ouverture, de l’autre côté, et s’installèrent, dos à la paroi. Le Requin sortit une bouteille et les deux voyous se mirent à boire en faisant mine d’être de joyeux ivrognes n’ayant pas remarqué les événements récents.

Quelques instants plus tard, trois soldats se présentèrent sur le rebord du toit et s’approchèrent d’eux. Après une inspection superficielle et quand un cri surgi d’en bas leur révéla que l’un des assassins avait été capturé, tandis que l’autre s’était enfui dans les rues, ils firent demi-tour, peu attirés par ces clochards.

 

* * *

 

Morik courait à toutes jambes et ne cessait de changer de direction, mais, hélas, la nasse se refermait sur lui. Il venait à peine de se réfugier à l’ombre d’un bâtiment, où il pensait attendre que la poursuite se calme, quand il se mit à briller d’une lueur magique.

— Ah ! les magiciens ! grommela-t-il. Je hais les magiciens !

Il se précipita vers un autre édifice, qu’il entreprit d’escalader, malheureusement il fut attrapé par les jambes et tiré vers le bas, puis frappé jusqu’au moment où il renonça à se débattre.

— Je n’ai rien fait ! protesta-t-il, crachant du sang à chaque mot, quand on le releva avec brusquerie.

— La ferme ! lui lança un garde, qui, de la poignée de son épée, le frappa à hauteur de l’estomac.

Plié en deux de douleur, Morik marcha autant qu’il fut traîné vers l’endroit où Robillard s’activait fiévreusement sur Deudermont.

— Courez chercher un guérisseur, ordonna le magicien, qui fut aussitôt obéi par deux de ses marins, avant de se tourner vers le prisonnier. Quel poison ? (Morik haussa les épaules, comme s’il ne comprenait pas.) Tu portais un sachet.

— Je n’ai pas…, commença à répondre Morik, qui eut le souffle coupé quand un garde le frappa de nouveau.

— Retracez son parcours, ordonna Robillard aux autres soldats. Il portait un petit sachet ; je veux qu’il soit retrouvé.

— Et lui ? demanda un garde en désignant la montagne de chair qu’était Wulfgar. Il doit avoir du mal à respirer là-dessous.

— Dégagez-lui le visage, dans ce cas, siffla le magicien. Il ne faut pas qu’il meure si vite.

— Capitaine ! s’écria alors Waillan Micanty, qui venait d’apercevoir Deudermont.

Il s’agenouilla auprès de son capitaine abattu et Robillard le réconforta d’une main sur l’épaule, tout en jetant un regard haineux à Morik.

— Je suis innocent, se défendit celui-ci.

C’est alors qu’un cri s’éleva d’une ruelle. Peu après, un soldat en sortit, le sachet en main. Robillard ouvrit la bourse et en sortit tout d’abord la pierre, dont il devina instantanément le rôle. Ayant connu le Temps des Troubles, il n’ignorait rien des zones de magie morte ni de la façon dont les pierres issues de ces régions étaient capables de dissiper toute magie autour d’elles. Si son estimation était exacte, cela expliquait que Morik et Wulfgar aient si facilement déjoué les protections qu’il avait placées sur le capitaine.

Il sortit ensuite du sachet une griffe de chat, qu’il montra aux personnes présentes, avant de leur désigner le cou de Deudermont, puis une autre griffe, identique, qui avait été retirée de la blessure du capitaine.

— C’est bien ça, dit-il sèchement, les sourcils levés.

— Je hais les magiciens, marmonna Morik dans sa barbe.

Quelques bruits du côté de Wulfgar les firent tous se retourner ; le géant crachait des morceaux de la substance collante. Il se mit presque aussitôt à hurler de rage et à se débattre avec une telle violence que Le Coutelas en fut secoué.

Robillard remarqua qu’Arumn Gardpeck et quelques autres étaient sortis de la taverne et contemplaient, incrédules, la scène qui se déroulait devant eux. L’aubergiste s’approcha de Wulfgar et secoua la tête.

— Qu’as-tu fait ? lui demanda-t-il.

— Rien de bon, comme d’habitude, fit remarquer Josi Petitemares.

— Vous connaissez cet homme ? demanda Robillard en les rejoignant.

— Il travaillait pour moi depuis son arrivée à Luskan, au printemps dernier, répondit Arumn. Jusqu’au jour où… (Il hésita et considéra de nouveau le colosse, avant de secouer la tête.)

— Où quoi ? insista le magicien.

— Où il a décidé de casser la figure au monde entier, répondit Josi Petitemares, ravi d’intervenir.

— Vous serez tous les deux convoqués pour témoigner contre lui devant les juges, leur dit Robillard.

Arumn hocha consciencieusement la tête et Josi acquiesça avec joie. Peut-être une joie trop insistante, songea Robillard, qui devait toutefois bien reconnaître que le témoignage de ce pauvre diable le comblerait.

Peu de temps après arrivèrent des prêtres, fort nombreux, détail illustrant la réputation considérable du capitaine Deudermont, le chasseur de pirates. En quelques instants, le blessé fut transporté sur une civière.

Sur un toit tout proche, le Requin sourit et tendit la bouteille vide à Tia-nicknick.

 

* * *

 

Constituée d’une série de grottes, derrière le port, la prison de Luskan était un endroit étroit et boueux aux parois de pierre acérées. Des feux entretenus en permanence y maintenaient une atmosphère de vapeur brûlante. D’épais rideaux humides se dressaient soudain quand l’air chaud se heurtait aux eaux froides et envahissantes de la côte des Épées. Les quelques cellules que l’on y trouvait étaient principalement réservées aux prisonniers politiques, véritables menaces pour les familles et marchands dirigeants s’ils gagnaient en puissance en devenant martyrs. Cela dit, la plupart des détenus ne restaient pas assez longtemps en ces lieux pour se voir octroyer une cellule, généralement très vite victimes du macabre et sauvagement efficace Carnaval du Prisonnier.

La cellule où l’on entassait par groupes les prisonniers de passage était pourvue de paires de menottes fixées suffisamment haut sur la paroi pour contraindre les malheureux à se dresser sur la pointe des pieds, suspendus par les bras dans d’atroces souffrances. En plus de cette torture, de stupides geôliers, d’immenses voyous hideux, principalement des demi-ogres, arpentaient lentement et méthodiquement le complexe, équipés de tisonniers incandescents.

— C’est une énorme erreur, vous comprenez ? se plaignit Morik au geôlier qui se dirigeait vers lui.

La brute massive émit un gloussement ralenti qui évoqua une chute de pierre, puis il tendit l’extrémité orangée de son tisonnier en direction du ventre de Morik. Toujours aussi vif, ce dernier fit un petit bond sur le côté, tirant sévèrement sur son bras enchaîné, ce qui ne l’empêcha pas d’être douloureusement brûlé sur le flanc. L’ogre poursuivit sa marche et s’approcha de Wulfgar, toujours en ricanant.

— Et toi ? dit-il, agressant le barbare de son haleine putride. Toi non plus, t’as rien fait pour mériter ça ?

Le visage dépourvu d’expression, Wulfgar regardait droit devant lui. Il tressaillit à peine quand l’ogre le frappa dans le ventre, puis quand il lui appliqua son tisonnier sous l’aisselle, ce qui fit s’élever de légères volutes de fumée de sa peau.

— T’es costaud, toi, lâcha la brute sur un ton moqueur. Ce sera plus drôle. (Il leva son tisonnier à hauteur du visage du barbare et le fit lentement passer devant les yeux de ce dernier.) Mais tu hurleras, c’est sûr.

— On n’a même pas été jugés ! se plaignit Morik.

— Parce que tu crois que c’est un problème ? répondit le geôlier, qui s’interrompit, le temps d’offrir un grand sourire au voleur. Vous êtes coupables parce que c’est amusant, pas parce que c’est la vérité.

Cette affirmation parut pertinente aux yeux de Wulfgar ; ainsi était la justice. Il se tourna vers son tortionnaire, comme s’il voyait cette immonde créature pour la première fois et y découvrait une certaine sagesse toute simple, une façon de voir les choses conséquence directe de l’observation. La vérité sort de la bouche des idiots, songea-t-il.

Quand le tisonnier l’approcha de nouveau, Wulfgar posa sur l’ogre un regard calme et intense ; le barbare était convaincu que cet être – comme l’ensemble des stupides mortels – ne pourrait jamais lui faire endurer de douleur susceptible de rivaliser avec les tortures qu’il avait subies des mains griffues des démons d’Errtu.

Le geôlier comprit visiblement le message, ou quelque chose d’approchant, car il hésita et recula son arme afin de mieux observer l’expression figée de Wulfgar.

— Tu penses pouvoir le supporter ? demanda-t-il à son prisonnier. Tu penses pouvoir garder ce visage impassible si je te brûle les yeux ?

Le tisonnier s’approcha de nouveau. Le colosse poussa alors un hurlement issu du plus profond de lui-même, un son bestial et primitif qui coupa net l’élan de Morik, sur le point de protester. Un grondement tout droit sorti de ses souffrances et des fosses des Abysses.

Cette force de la nature gonfla puissamment le torse, rassembla ses forces et donna un coup d’épaule en avant avec une telle violence que l’attache de la menotte fut arrachée de la paroi, ce qui fit reculer le demi-ogre, stupéfait.

— Je te tuerai pour ça ! s’exclama ce dernier, avant d’avancer, brandissant son tisonnier comme une massue.

Wulfgar était prêt à l’affronter. Il pivota, jusqu’à presque faire face au mur, puis détendit son bras libre. La chaîne et le bloc de métal et de roche qui y étaient encore attachés furent propulsés vers le tisonnier incandescent, qui fut arraché des mains du geôlier. La brute recula de nouveau et, cette fois, Wulfgar se retourna tout à fait vers le mur et plaqua fermement les pieds contre le mur, de chaque côté de l’attache encore en place.

— Détruis les murs ! l’encouragea Morik.

L’ogre fit demi-tour et partit en courant.

Tout en hurlant de nouveau, Wulfgar tira de toutes ses forces, les muscles de son corps massif contractés à l’extrême. Cette attache semblait mieux fixée que la précédente et la paroi qui l’entourait plus solide, cependant la traction du barbare était si puissante qu’un maillon de la chaîne ne tarda pas à se déformer.

— Tire encore ! cria Morik.

Ce que fit Wulfgar, qui fut soudain éjecté du mur et décrivit un salto arrière avant de retomber, indemne. Il fut cependant alors frappé de plein fouet par une vague d’angoisse, plus puissante que toute torture que pouvait imaginer le geôlier sadique. Dans son esprit, il ne se trouvait plus dans le donjon de Luskan mais de retour dans les Abysses. Bien que désormais libéré de ses attaches, il savait qu’il lui serait impossible de s’enfuir ou de vaincre ses ravisseurs, trop puissants. Combien de fois Errtu lui avait-il joué ce tour, lui faisant croire qu’il était libre pour mieux le piéger et le replonger dans la puanteur et la crasse, pour mieux le battre, puis le soigner et de nouveau le torturer ?

— Wulfgar ? s’époumonait Morik, tout en tirant sur ses propres menottes, sans succès. Wulfgar !

Le barbare ne l’entendait pas, il ne le voyait pas, perdu dans le tourbillon brumeux de ses pensées. Il s’était recroquevillé sur lui-même à terre, tremblant comme un bébé, quand le geôlier revint, accompagné d’une dizaine de collègues.

Quelques instants plus tard, Wulfgar, après avoir été passé à tabac, était de nouveau suspendu à la paroi, cette fois emprisonné dans des menottes prévues pour des géants, avec d’épaisses et solides chaînes. Ses pieds se balançaient à plusieurs dizaines de centimètres du sol et ses bras étaient écartés de chaque côté. Précaution supplémentaire, un bloc constellé de pointes avait été placé derrière lui, menaçant de l’empaler s’il tirait trop fort sur ses entraves. Il se trouvait à présent dans une autre pièce, loin de Morik, seul avec ses souvenirs des Abysses, sans nulle part où se cacher, sans aucune bouteille pour lui permettre de s’évader.

 

* * *

 

— Ça devrait fonctionner, grogna la vieille femme. Bonnes herbes pour ce poison.

Trois prêtres faisaient les cent pas dans la pièce, l’un marmonnant des prières, un autre passant sans cesse d’un côté à l’autre du capitaine Deudermont, à l’affût de sa respiration, d’un battement de cœur, vérifiant le pouls, tandis que le troisième se contentait de passer la main sur ses cheveux coupés court.

— Mais ce n’est pas le cas ! se lamenta Robillard, qui se tourna vers les prêtres, en quête d’aide.

— Je ne comprends pas, dit Camerbunne, le personnage le plus important du trio. Ce poison résiste à nos sorts et même à un puissant antidote à base d’herbes.

— Ça devrait agir sur le poison que vous avez trouvé, dit la vieille femme.

— Si c’est bien le même, fit remarquer Robillard.

— Vous l’avez vous-même pris sur celui que vous nommez Morik, rappela Camerbunne.

— Cela n’implique pas nécessairement que…, commença à répondre le magicien, avant de laisser sa phrase en suspens. (L’expression qui s’afficha sur les visages des quatre personnes présentes suffit à lui indiquer qu’elles avaient suivi son raisonnement.) Bon, que peut-on faire, dans ce cas ?

— Je ne peux rien promettre, répondit la guérisseuse, qui leva théâtralement les mains. Sans un extrait du poison, il est difficile de prévoir ce que donneront mes herbes.

Elle se dirigea vers le côté de la pièce, où une petite table avait été disposée pour servir d’établi, et se mit à manipuler plusieurs fioles, bocaux et flacons. Robillard se tourna vers Camerbunne, qui réagit par une expression de défaite. Les prêtres s’étaient inlassablement activés sur Deudermont au cours de la journée durant laquelle ils s’en étaient occupés, lançant des sorts qui auraient dû neutraliser le redoutable poison qui coulait dans les veines du capitaine. Ces enchantements n’avaient provoqué que des répits de courte durée, avec au moins le mérite de ralentir l’action du poison et de permettre au blessé de respirer plus à son aise. Deudermont n’avait pas ouvert les yeux depuis l’agression et sa respiration était peu de temps après redevenue sifflante, tandis qu’il s’était de nouveau mis à saigner des gencives et des yeux. Robillard n’était pas un guérisseur mais il avait suffisamment souvent vu la mort pour comprendre que son capitaine bien-aimé passerait l’arme à gauche si une solution n’était pas trouvée dans les meilleurs délais.

— Quel maudit poison…, lâcha Camerbunne.

— C’est une herbe, à n’en pas douter, dit Robillard. Ni maudite ni malveillante. Ainsi est sa nature, tout simplement.

Le prêtre secoua la tête avant de préciser :

— Il y a là une touche de magie, c’est certain, bon magicien ; nos sorts seraient venus à bout de n’importe quel poison naturel. Celui-ci a été spécialement préparé par un maître qui s’est aidé de magie noire.

— Que peut-on faire, alors ?

— Nous pouvons continuer à lancer nos sorts sur le capitaine afin de tenter d’alléger au maximum sa douleur, tout en espérant que l’effet du poison s’estompe peu à peu. Peut-être la vieille Gretchen finira-t-elle par trouver le bon mélange d’herbes.

— Ce qui serait plus facile si je disposais d’un peu de ce poison, se plaignit cette dernière.

— Nous pouvons également prier, acheva Camerbunne.

Cela fit grimacer Robillard, qui, en plus d’être athée, était un homme de logique qui suivait des règles précises sans jamais s’adonner à la prière.

— J’en apprendrai davantage au sujet de ce poison en interrogeant Morik le Rogue, dit Robillard, agressif.

— Il a déjà été torturé. Je doute qu’il sache quoi que ce soit ; il s’est sans doute procuré ce poison dans la rue.

— Torturé ? répéta Robillard, dubitatif. Les poucettes, le supplice du chevalet ? Non, ce n’est pas de la torture, ce n’est qu’un jeu sadique et rien d’autre. L’art de la torture n’atteint son sommet que lorsque l’on fait intervenir la magie.

Le prêtre le rattrapa par le bras quand il fit mine de se diriger vers la porte.

— Morik ne vous apprendra rien, dit-il, les yeux calmement rivés sur ceux du magicien, cernés et emplis de fureur. Restez avec nous. Restez auprès de votre capitaine. Il ne passera peut-être pas la nuit, et s’il reprend conscience avant de mourir, il serait bon qu’il trouve un ami en train de le veiller.

Ne trouvant rien à redire à ce point de vue plutôt dur, Robillard soupira et se laissa tomber sur sa chaise.

Peu de temps après, un garde de la cité frappa à la porte, entra dans la pièce et demanda des nouvelles du blessé afin de les transmettre aux juges.

— Dites à Jerem Boll et au vieux Jharkheld que Wulfgar et Morik seront sans doute accusés de meurtre, dit Camerbunne, toujours aussi posé.

Les mots du prêtre consternèrent encore davantage Robillard. Peu importaient les charges qui seraient retenues contre les deux détenus, qui, quoi qu’il advienne, que l’on retienne l’inculpation de meurtre ou non, avec ou sans préméditation, seraient exécutés. La sentence prendrait beaucoup plus de temps dans le premier cas, pour le plus grand plaisir de la foule massée devant le Carnaval du Prisonnier.

Voir mourir ces deux voyous apporterait toutefois peu de satisfaction au magicien si son capitaine adoré devait succomber. Il plongea la tête dans les mains et caressa de nouveau l’idée d’aller trouver Morik et de le torturer, sort après sort, jusqu’à ce qu’il cède et révèle le type de poison dont il s’était servi.

Il devinait cependant que Camerbunne, qui savait tout des voleurs de la cité comme Morik le Rogue, avait vu juste. Ce dernier n’avait certainement pas lui-même préparé le mélange ; il l’avait simplement obtenu auprès d’un fournisseur grassement payé.

Le magicien releva la tête, son visage hagard soudain saisi d’une révélation. Il venait de se souvenir des deux hommes attablés au Coutelas avant l’arrivée de Wulfgar et Morik, ces deux individus qui avaient hélé un garçon, lequel avait ensuite été trouver Wulfgar et Morik… ce marin crasseux et son compagnon exotique et tatoué. Il se rappela ensuite la Dame bondissante, voguant toutes voiles dehors et s’éloignant de Luskan. Wulfgar et Morik avaient-ils échangé le fantastique marteau de guerre du barbare contre le poison destiné à tuer Deudermont ?

Robillard bondit de sa chaise, ne sachant pas vraiment par où commencer mais persuadé d’avoir mis le doigt sur un détail important. Quelqu’un connaissait les secrets de ce poison, soit les deux hommes qui avaient signalé l’arrivée du capitaine, soit le gamin qu’ils avaient payé pour prévenir Wulfgar et Morik, ou peut-être encore un membre de l’équipage de la Dame bondissante.

Robillard considéra de nouveau son malheureux capitaine, trempé de sueur et de toute évidence proche de la mort, puis il sortit en trombe de la pièce, déterminé à trouver des réponses.

L'Épine Dorsale du Monde
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